1. A l’époque...

 

Daly City, Californie, 1970.

Au début, ma vie était passionnante, ma vie était chouette. A l'âge de 5 ans, bien que très jeune, j'étais cruel et méchant. Cela me faisait plaisir de regarder mon frère se faire frapper ou être obligé de subir une punition répugnante. C'était génial à regarder. C'est épouvantable de s'en souvenir.

 

Je voulais croire que nous étions une famille ordinaire, dans une banlieue ordinaire de la baie de San Francisco. La maison était modeste, comme toutes celles de Crestline Avenue. Il y avait cinq ou six modèles différents de maisons dans la rue, dans le style des maisons aux tons pastel de Rainbow Row, à San Francisco. La nôtre était rose vif. Les huisseries étaient roses, de même que l’escalier de béton. La maison voisine était légèrement différente et peinte dans des tons de brun. Tout au long de la rue, les couleurs finissaient par se répéter, comme s’il y avait un schéma établi. Chaque famille était fière de son logis et de son jardin.

Une vingtaine d’enfants vivaient là, et la plupart avaient le même âge que moi, à quelques années près. Les garçons avaient tous des vélos. Quant aux filles, qui sait ce qu’elles pouvaient bien avoir, on s’en fichait, c’était des filles. Elles ne jouaient ni au foot, ni au basket, ni à la balle au prisonnier. C’était juste des filles. Les garçons allaient et venaient à vélo, souvent en groupes, et la plupart du temps pour frimer en montrant les nouvelles selles ou les guidons qu’ils venaient d’avoir.

J’ai des souvenirs très anciens de ma mère, mais peu de mon père. Il était rarement là, presque invisible. Je me souviens qu’il était parfois à la maison, mais toujours en retrait. Je ne sais pas s’il était déjà parti vivre ailleurs, ou bien s’il était absent la plupart du temps. C’était presque comme s’il était locataire. Il ne prenait pas part à la vie de ses enfants. J’ignore s’il en avait toujours été ainsi. Peut-être que tout était différent avant ma naissance. Peut-être que Papa et Maman étaient heureux. Peut-être qu’ils étaient vraiment une famille. Je n’en sais rien. J’ai très peu de souvenirs de mon père. Je ne le connaissais pas, tout simplement.

Maman étalait publiquement son attachement à la « tradition » et à la « famille ». Elle s'efforcait de préparer des dîners élaborés qu’elle servait sur une table recouverte de nappes hawaiiennes ou bien dans des services en porcelaine chinoise, selon les plats qu’elle avait préparés. J’adorais être assis à table, devant la théière chinoise et l’assiette décorative que j’étais le seul à utiliser. Chacun de nous avait son propre service, avec des motifs et des couleurs différents de ceux des autres. Ces services individuels nous donnaient à chacun de l’importance. Hawaiien, chinois ou allemand, Maman faisait de chaque dîner un événement. Habituellement, la table chez nous était plus jolie que dans la plupart des restaurants de San Francisco. Des bougies, des serviettes en lin et de l’argenterie l’illuminaient.

Parmi mes meilleurs souvenirs figurent ceux de mes incessantes querelles avec mon jeune frère, Keith, à propos de ces services. Quand le dîner était constitué tout simplement de jambon braisé, patates douces, maïs et sauce à la pomme, nous utilisions la vaisselle de tous les jours. Sur l’une des assiettes, une fleur décorative était ébréchée et l’une des fourchettes avait une sorte de ligne en haut du manche, comme si quelque chose avait fondu dessus et y avait laissé une trace. Keith et moi nous disputions pour savoir qui mettrait la table. Nous rivalisions constamment pour savoir qui se retrouverait avec l’assiette et la fourchette abîmées. Toujours avec humour, mais très sérieusement, nous changions dix fois les couverts de place dans le dos de l’autre, même après avoir fini de mettre la table. Quand finalement nous commencions à manger, le vainqueur, celui qui avait « la fourchette cassée » ou « l’assiette cassée », se moquait de l’autre et répétait sans vergogne : « J’ai eu la fourchette cassée, j’ai eu la fourchette cassée ! »

Aller au cinéma était une grande sortie. L’un des premiers films dont je me souviens est Bambi. J’aimais le sentiment d’être tous ensemble, avec mes frères. Mais le camping, c’était encore mieux. Nous partions camper en famille : Maman, Ross, Scott, Keith et moi. Papa ne venait jamais, et David, si ma mémoire est bonne, n’est venu qu’une seule fois. Néanmoins, leur absence ne changeait rien au fait que nous campions « en famille ».

Maman avait l’habitude de nous annoncer que nous partions camper au dernier moment. En deux heures, tout le monde était prêt, la voiture chargée, et nous prenions le chemin de l’un des campings de la région. Ross, Scott, Keith et moi attendions impatiemment Maman dans la voiture. Cette spontanéité était vraiment agréable. Nombreux sont mes souvenirs de camping qui sont si vibrants et si vivaces que j’ai l’impression que c’était hier. Pourtant, parfois, quand je me remémore cette époque, je n’arrive même pas à me rappeler la couleur des sacs de couchage ou de la tente.

Parfois, le week-end. Maman nous emmenait passer une journée à la plage. Le trajet jusqu’à Thornton Beach, sur l’océan Pacifique, était court, environ vingt minutes depuis la maison. Mais pour moi, c’était déjà trop. La plage était l’un des rares endroits où nous nous rendions publiquement en famille et où nous avions le droit d’avoir des relations normales entre frères. Se passer le ballon et faire exprès d’oublier le tour de l’un d’entre nous pour déclencher une bagarre faisait partie de cette vie à la plage. Ross avait à peu près onze ans ; Scott, huit et Keith était bébé.

Quand je repense à nous, vivant tous ensemble, j’ai du mal à dire si nous étions quatre ou cinq. Il était normal que Ross, Scott et moi nous retrouvions à jouer entre frères. David était rarement présent. Il n’avait pas le droit de jouer avec nous ou de nous parler. Il était censé se taire et se contenter de nous regarder pendant que nous jouions et partagions un bon moment. Parfois, je me souviens de sa présence, et parfois non. La plupart du temps, on le laissait à la maison. Il ne faisait tout simplement pas partie de notre quotidien. Il faisait partie du décor, comme un objet qui est là, mais qui n’a pas d’importance.

J’ai dû me forcer à me rappeler David, j’avais enfoui ces souvenirs depuis tellement longtemps. Aujourd’hui, en tant qu’adulte, je suis choqué de ce qui se passait dans cette maison. J’ai profondément honte de ma participation à ces événements épouvantables. Du plus loin que je me souvienne, des actes de violence inimaginables se produisaient dans notre famille, qu’à l’époque je ne comprenais pas. J’ignorais que ces actes n’auraient jamais dû avoir lieu, qu’on n’aurait jamais dû les laisser se produire. La violence faisait partie de ma vie depuis toujours.

L’horrible vérité est que mon enfance a été un vaste mensonge. Derrière les apparences, ma famille n’avait rien de normal. Les recoins de nos esprits cachaient des secrets terrifiants. Nous savions tous lesquels, mais nous n’en parlions jamais. Nous avions tous trop peur.